Abidjan, Côte d’Ivoire —
J’avais 26 ans quand c’est arrivé. C’était un vendredi. J’étais en travail. La tête de mon bébé était sortie, mais ses épaules restaient coincées. Il n’y avait pas de médecin, seulement une accoucheuse du village. Elle a fait ce qu’elle a pu. Puis on m’a transportée d’urgence à l’hôpital. Mais il était trop tard.
Mon bébé n’a pas survécu. Et une part de moi non plus.
Trois jours après la césarienne, je me suis réveillée trempée. Je ne comprenais pas. Ma sœur évitait mes questions. Les médecins disaient que ça allait passer. Mais rien ne changeait. Je fuyais constamment. Honteuse, perdue, endeuillée, je suis rentrée au village.
Ce fut le début d’une décennie de silence et de souffrance.
Personne n’a prononcé le mot « fistule ». Je ne savais même pas ce que c’était. Tout ce que je savais, c’est que je sentais l’urine, en permanence. J’ai tout essayé : des traitements traditionnels, des médicaments de marché, des consultations. J’ai vu cinq médecins. Aucun n’a posé de diagnostic clair. J’ai dépensé tout ce que j’avais. Sans résultat.
Et peu à peu, j’ai disparu.
Je n’allais plus aux mariages, plus aux baptêmes, plus aux enterrements. J’avais peur de m’asseoir à côté de quelqu’un et d’avoir une fuite. Je restais enfermée. Je ne voulais pas que mes neveux et nièces sachent. Moi qui étais forte, j’étais devenue l’ombre de moi-même.
Pendant dix ans, j’ai gardé ce secret. Même mon père ne comprenait pas ce que j’avais. Il disait simplement : « Ma fille est malade. » Mais il ne savait pas quoi dire d’autre.
Un jour, à l’hôpital, une femme m’a regardée. Elle m’a dit doucement : « Tu n’es plus la même. » J’ai craqué. Je lui ai tout raconté. Elle ne s’est pas moquée. Elle a passé un appel.
Cet appel m’a sauvée.
Quelques semaines plus tard, j’étais à l’hôpital de Bouaké, entourée d’une cinquantaine d’autres femmes. Elles avaient toutes la même maladie. Pour la première fois, je n’étais plus seule.
L’opération était gratuite. Les repas aussi. Même les médicaments. Pendant un mois, j’ai été soignée comme si j’avais de la valeur. Et j’ai guéri.
Aujourd’hui, je vends de la glace grâce à un congélateur offert après mon opération. C’est plus qu’un commerce : c’est un symbole de renaissance. Je peux sortir sans crainte. Je peux rire. Je peux m’asseoir sans avoir peur de me lever.
Beaucoup pensent que la fistule est une maladie honteuse. Elle ne l’est pas. La honte, c’est le silence. C’est un système qui abandonne les femmes au moment de l’accouchement, et les laisse tomber après. Mais aujourd’hui, je parle. Pour que d’autres sachent qu’il y a de l’espoir.
À toutes les femmes, je dis : ne cachez pas votre souffrance. Vous méritez la guérison. Vous méritez la dignité.
Et à vous qui lisez ceci : si vous pouvez donner—même 500 francs—cela peut permettre à une autre femme, comme moi, de retrouver sa vie. Je suis debout aujourd’hui parce que quelqu’un a passé un appel. Parce que quelqu’un a donné. Parce que quelqu’un a cru que j’en valais la peine.
Et j’en valais la peine.